Internet, vaste océan
Lorsque l'on regarde Untitled (Pink Dot) pour la première fois, on ne peut en cerner les contours. L'oeuvre vidéo nous endort tout d'abord par son clignotement compulsif de couleurs flashy et ce son bourdonnant, comme un acouphène qui serait apparu suite à un trop plein d'information, une grosse fatigue comme celle dont parle Camille Henrot dans sa pièce portant le même nom.
Interview de Camille Henrot sur son oeuvre vidéo Grosse Fatigue, 2013, 13'
Notre relation à internet et aux médias, en règle générale, s'est intensifiée en suivant le développement des technologies, c'est à dire de manière exponentielle. En partant de la radio, il y a plus d'un siècle, pour arriver aujourd'hui à l'ordinateur capable de prédire nos propres désirs et intentions (Alphago 1 dont parlaient cette année au Prix Cube à Issy-Les-Moulineaux, Jean-Gabriel Ganascia, expert en intelligence artificielle, et Ariel Kyrou, journaliste et essayiste), notre manière de consommer les informations que ces machines produisent a considérablement changé.
Le rythme, le cadre et la valeur de la diffusion des médias poussent à les ingurgiter ; s'immisçant dans notre poche, s'exhibant sur une façade entière d'immeuble, nous sommes bombardés de partout.
De la même manière, Pink Dot nous écrase, comme une vague sonore et visuelle, on retient sa respiration ou l'on s'en dégage si le cœur commence à balancer. Nous pouvons l'ignorer, mais si nous venons à la croiser au détour d'un clic, elle nous submerge, de la même façon qu'Internet nous noie dans ses flots de liens vers d'autres liens.
Il faut prendre en compte également que la plupart de ces informations sont vues sur un écran numérique, un déchiffrage tout à fait différent du statique papier.
"Observons maintenant un écran : tout passe, tout ne fait que passer. À chaque instant la situation se recompose. Le matériau numérique n’est pas mouvant sous l’action d’une force extérieure, mais inhérente de la matière, comme la chaleur pour le feu ou la structure pour un cristal. En nous plongeant là-dedans pour quelques minutes, ou plusieurs heures, nous nous jetons dans un torrent impétueux et chaque clic est comme un coup de rame pour essayer d’orienter notre barque dans le courant." 2
Surfing the Internet
Le papier est un objet tangible où les informations sont fixes, ce qui n’exclut pas son potentiel d’intertextualité, mais son document ne s’évapore pas de la manière qu'à l’écran d’engloutir son contenu à chaque action de lecture (cliquer / dérouler / taper, à la place d’ouvrir / tourner les pages).
définition : « relation établie par le lecteur ou le critique entre un texte littéraire et d’autres textes, et d’où procède le sens du texte. » 3
Ainsi tout défile à l'écran, les fenêtres se superposent, les pages se déroulent de haut en bas et de gauche à droite, on perçoit l'espace numérique se déployant plus loin que les bordures métallisées de la machine. Et pourtant, il ne s'agit pas de cela, mais bien d'une émission, une éruption lumineuse constante dessinant des formes par le biais des pixels.
Le mot pixel provient de l'anglais "picture element" (élément d'image) ramenant à l'idée d'une fragmentation, une cellule faisant partie d'un corpus qui prend son sens assemblé.
À la différence du papier, le pixel est un support pouvant accueillir des informations changeantes, puisque constituées de lumière.
Ce rapport confus que nous entretenons avec le numérique, cette difficulté à préciser ses caractéristiques propres, viennent du manque de définition existante pour l'expliquer. Emmanuel Cauvin, ancien développeur chez Apple et IBM, aujourd’hui juriste, propose de formuler de nouveaux termes qui seraient propres à l'univers numérique qu'il dénomme l' "Étherciel".
définition : "tout ce qui est numérique, de TF1 à World of Warcraft, données et programmes, hors ligne et en ligne. [...] L’Éther d’Aristote, circulaire et continu, supérieur et intouchable, et "ciel" comme artificiel, logiciel." 4
La langue doit s'approprier ce nouveau monde.
Le milieu numérique comporte deux lois fondamentales : le mouvement et la copie, «émission et réplication dans un lieu sans étendue, où le temps est la mesure de tout.» 5
En utilisant la figure de Rambo tirée du film First Blood, la vidéo Pink Dot convoque ces deux notions de mouvement et de copie, envahissant le cadre de l’écran, l’extrait copié vient perturber le fb/pr 6 initial, mais son propre mouvement dans l’espace virtuel provoque sa désintégration progressive, comme une métaphore de sa durée de vie dans le temps.
C’est cette auto-altération qui a retenu mon attention, au milieu de cette dissolution complète de Rambo, je lisais l’histoire de cette icône du genre dans sa finitude. Lui aussi avait été digéré par Internet.
Nous avons une façon d’utiliser cette interface qu’est le web, jonglant entre différentes pages, attrapant à chaque fois un terme porteur – c’est précisément ce qu’il se passe durant mes recherches sur internet, qui détermine, je crois, ma manière de penser en réseau – cliquant sur des liens, puis vers d’autres liens, sans cesse. C’est un océan agité où le cap d’origine se perd souvent. Happé par les éléments, notre navigation dérive dans une narcose indécelable, un brouillard contracté par la lecture exogène.
Définition : «qui provient de l’extérieur, qui a une cause externe.» 7
La lecture exogène au contraire de la lecture endogène qui s'exerce lorsque l'on lit un livre (papier), est un principe qui s'applique au numérique et en particulier au monde d'Internet. Au lieu d'être acteur conscient de notre lecture, nous sommes absorbés par les propositions annexes à notre action première. Comme l'indique le journaliste spécialisé dans les sujets d'Internet et du numérique et rédacteur en chef d'Internetactu.net Hubert Guillaud, ce n'est pas le support du numérique qui change cet état de lecture, mais bien le fait de "lire connecté, lire en réseau". 8
Ces "distractions exogènes", perturbent notre ancienne façon de lire, mais proposent à mon sens une nouvelle manière de penser et de composer une réflexion, en entrelacs où se font des retours et des ponts, un labyrinthe comme celui d'Angelo Pistoletto, "une route sinueuse et imprévisible qui nous mène à un espace de révélation, de connaissance" 9 selon ses mots.
code QR lambda
Le son et le visuel hypnotique de Pink Dot nous plonge dans un voyage que pourtant nous effectuons chaque jour, mais qui durant cinq minutes est palpable. Révélant cette narcose légère que nous subissons devant l’écran, Takeshi Murata parle de notre rapport direct à celui-ci et aux médias connectés.
C’est en ce point que cette oeuvre visionnée sur le web a retenu mon attention entre les flots ; utilisant les caractéristiques de l’Étherciel, elle proposait un regard critique qui, au lieu de m’endormir, m’a captivée par son étrangeté : pourquoi ce fond bleu et ce point rose ? Pourquoi Rambo ? Qu’est-ce qui le fait disparaître ? Je voulais comprendre les choix de l’artiste, et puis, j’y voyais quelque chose de tout à fait pictural qui m’éblouissait. Un espace qui convoque nos sens et notre attention, un outil à notre service qui parfois nous échappe. C’est une mer impétueuse, elle surgit quand nous n’y prêtons pas attention.