La peinture est un jeu de l'esprit
Eva Nielsen, Silo, huile, acrylique et sérigraphie sur toile, 200 x 90 cm et 200 x 60 cm, 2011, Collection MACVAL, Vitry-Sur-Seine
« Ce qui m'intéresse chez les peintres hollandais, c'est la notion de trompe l'oeil : il y a toujours un état des lieux de « je donne à voir un morceau de tissu, de marbre, de bois et, on est de connivence avec le regardeur puisqu'on sait précisément que tout ce que l'on donne à voir est à la fois faux mais d'une belle réalité, c'est-à-dire que tout d'un coup la peinture donne une autre réalité à ces matériaux. [...] Quand petite fille j'allais voir les peintures de Vermeer, j'aimais cette connivence entre le peintre et le regardeur, c'est quelque chose qui m'a toujours fascinée » 1
La connivence, voilà une sensation qui pourrait expliquer notre appétence pour une pièce d'art (qu'elle soit ou non reconnue de la sorte), lorsque l'on sent le langage caché de, ou par l'artiste. Pour ma part, je dresse l'oreille dès que l'on parle de couches, de strates, de la relation au lointain, de ce qui est imperceptible. En soi, de ce qui passe sur nous sans que nous puissions le lire correctement, imperméables à son signal ; nous n'émettons que des suppositions dont la seule force se tire de notre intuition.
Lorsqu'Eva Nielsen parle de sa pièce Silo, elle amène avant tout l'idée d'un paysage en bégaiement. Aperçu par la vitre d'un train, ce silo ne pouvait être considéré dans son entièreté ; l'artiste l'a plus perçu avec cette impression du paysage, comme « à travers quelque chose. Et la prégnance de l'objet [...] vient frontalement, comme un masque par rapport à l'horizon » 2, que je relie personnellement à ce qu'elle disait plus tôt dans l'entretien : « un ailleurs qui se dessine à travers quelque chose d'autre, et cela implique la notion de strate, une réalité qui est altérée, que l'on perçoit à travers des vitres ou des écrans ». 3
À tout cela j'ajoute ma traduction, le paysage serait pour moi une allégorie de cette notion de l'imperceptible, de l' «Horizon Fabuleux» de Michel Collot dont parle Eva Nielsen, une incarnation physique de l'inaccessible. La spéculation est la seule mesure possible, car l'horizon recule à mesure que l'on avance vers lui. C'est également cette impossibilité qui le rend si désirable et fécond à la création.
« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir » 4
La silhouette de Rambo jaillit du fb/pr 5 et de sa monotonie, il perturbe le rythme établi. Se déplaçant dans le cadre de l'écran, il fait apparaître son propre fond (l'espace dans lequel il a été filmé), au détriment du fb/pr qui disparaît sous une couche vidéo. Il y a vraiment ce geste d'ajout et de dualité entre les deux fonds qui provoque cette impression de compacité naissante, une épaisseur inspirant une profondeur.
Untitled (Pink Dot) a convoqué en moi la notion de paysage par cette recherche de fabriquer un lointain dans un espace sans profondeur. On ne peut et ne pourra jamais atteindre cette distance qu'en pensée, qu'en projection intérieure, de la même manière qu'un paysage peint se présente devant nous.
Eva Nielsen cherchait à instaurer une duplicité entre le paysage et l'objet du silo par l'utilisation d'un gesso et de la sérigraphie, mettant en relief l'objet (du silo), il semble jaillir du reste du paysage. La peinture est une question de geste, et à mes yeux Takeshi Murata a véritablement eu ce geste du peintre qui par recouvrements successifs arrache sa toile au monde du plat pour la mettre dans celui du vibrant.
Paul Cézanne - Montagne Sainte-Victoire avec large pin, 1886-1887, huile sur toile, 66 x 90 cm, Courtauld Institutes of Art, Londres
Joseph Mallord William Turner – Tempête de neige en mer, 1842, huile sur toile, 91 x 121 cm, collection Tate Britain, Londres
Cette impression de matière est également créée par le motif abstrait de la pixellisation. Les déplacements du personnage de Rambo tiennent un rôle moteur dans l’œuvre car c'est par leur caractère mouvant et envahissant que se produisent le recouvrement du fb/pr et la pixellisation de l'extrait. Cette pixellisation ramène à l'esthétique particulière du glitch.
définition : « Un glitch est une défaillance électronique ou électrique qui correspond à une fluctuation dans les circuits électroniques ou à une coupure de courant (une interruption dans l'alimentation électrique), ce qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique et occasionne à son tour des répercussions sur les logiciels. » 6
La silhouette devient à mesure qu’elle se répand sur l’écran une forme bouillonnante et (re)muante ; elle avale tout ce qui se trouve sur sa trajectoire et le digère en une masse colorée d’un motif ondoyant. C’est comme si cette pâte mouvante prenait corps, comme si la lumière des pixels gagnait en matérialité. Le glitch est le « contemporary Wretched of the Screen » 7 d’Hito Steyerl, artiste et éminente essayiste sur les questions des nouveaux médias et de leur circulation mondialisée, et je comprend le glitch comme une trace, une bavure sur la toile du peintre. Je pourrais pour continuer ma pensée préciser la manière dont je perçois son expression, une sorte de «smudge on canvas » qui ne serait pas fait de la même matière qu’une gouache ou une huile, mais s’y apparenterait et prendrait position vis-à-vis de son cadre atypique, l’écran. Et bien que cette idée soit l’expression d’une image, une interprétation purement personnelle, le glitch dans sa capacité révélatrice du dysfonctionnement de la machine prouve matériellement qu’une image numérique est le fruit d’un dispositif composé d’éléments physiques, et non une magie ésotérique. (hic!)
En soi, le glitch ramène l’électronique à son état premier : un objet aux propriétés logiques.
définition : « Un glitch est une défaillance électronique ou électrique qui correspond à une fluctuation dans les circuits électroniques ou à une coupure de courant (une interruption dans l'alimentation électrique), ce qui entraîne un dysfonctionnement du matériel informatique et occasionne à son tour des répercussions sur les logiciels. » 6
La silhouette devient à mesure qu’elle se répand sur l’écran une forme bouillonnante et (re)muante ; elle avale tout ce qui se trouve sur sa trajectoire et le digère en une masse colorée d’un motif ondoyant. C’est comme si cette pâte mouvante prenait corps, comme si la lumière des pixels gagnait en matérialité. Le glitch est le « contemporary Wretched of the Screen » 7 d’Hito Steyerl, artiste et éminente essayiste sur les questions des nouveaux médias et de leur circulation mondialisée, et je comprend le glitch comme une trace, une bavure sur la toile du peintre. Je pourrais pour continuer ma pensée préciser la manière dont je perçois son expression, une sorte de «smudge on canvas » qui ne serait pas fait de la même matière qu’une gouache ou une huile, mais s’y apparenterait et prendrait position vis-à-vis de son cadre atypique, l’écran. Et bien que cette idée soit l’expression d’une image, une interprétation purement personnelle, le glitch dans sa capacité révélatrice du dysfonctionnement de la machine prouve matériellement qu’une image numérique est le fruit d’un dispositif composé d’éléments physiques, et non une magie ésotérique. (hic!)
En soi, le glitch ramène l’électronique à son état premier : un objet aux propriétés logiques.
"Glitch Definition" de Martin Malvestiti sur Youtube
Pour être franche, mon point de départ pour le mémoire est ce terme étrange apparu dans les années soixante, car j'y trouve un attrait profondément ancré dans le monde du physique. Cette erreur brise l'illusion produite par les nouvelles technologies et j'y vois quelque chose de tout à fait punk.
Henry Rollins nous parle de ce qui est punk
"The questioning of authority, pushing back against established structures of authority, of government, of the way it is." 8
"The questioning of authority, pushing back against established structures of authority, of government, of the way it is." 8
Bien évidemment il y a de tout dans le glitch, il y a le glitch art, le glitché (www.zoglu.net/haddock/ index.php !), et toutes sortes de dérives appropriées par les internautes (Internet vaste océan tout y est permis). Mais il y a également des artistes qui l'ont utilisé dans une démarche structuraliste, c'est-à-dire pour produire des formes dont l'esthétique est induite de leur structure créatrice.
Des artistes comme Roberto d'Alessandro, Jacques Perconte, Matthieu St-Pierre, David Szauder ou Tom Cabrera ont manipulé cet artefact de l'ordre de l'accident pour convoquer des notions qui se reliaient les unes aux autres : la nature d'une image, l'horizon, l'abstraction au profit du motif, le support électronique et sa capacité d'ubiquité, la convocation illusoire ou pas des sens. D'autres même, comme Phillip Stearns ou Fabrice Laviani, l'ont sorti de son cadre originel (numérique) pour l'exécuter dans le monde physique et provoquer sa « tactibilité ».
Et certains comme Peter Campus ou Takeshi Murata l'ont employé comme une matière à peindre... . J'ai d'ailleurs longtemps hésité entre Providence (2012) et Untitled (Pink Dot) comme point de départ pour mes réflexions, et finalement je me suis rendue compte que Pink Dot incarnait mieux mon sujet (le phénomène d'inception et sa genèse dans notre tête n.l.d.r.), pour la simple et bonne raison que je l'avais découverte seule au contraire de Providence. L'état dans lequel je me trouvais à ces deux moments de découvertes était totalement différent.
définition : « Mot anglais désignant le commencement, "inception" vient du latin "inceptio" (début). Son sens a traversé les siècles jusqu'à nos jours» 9
Peter Campus, still from Providence, vidéo haute définition, dimensions variables, 62 minutes, 2012, Collection Cristin Tierney Gallery, New York
Nicolas de Staël, Étude à la Ciotat, 1952, huile sur toile, 35 x 46 cm, collection Tate Gallery, Londres
Enfin, il y a la dimension sonore qui joue un rôle tout aussi déterminant dans la matérialisation du visuel. Le fb/pr reste toujours présent malgré son recouvrement grâce au son répétitif qui lui est affilié, et, lorsque Rambo débarque, un son s'y ajoute. C'est comme si chaque visuel produisait un bruit, devenant une machine à l'intonation propre. Ces tonalités amplifient l'idée d'un dialogue entre les deux visuels par cette musique croissante et accroît la physicalité de la vidéo pour la propulser dans une réalité illusoire. Le son est donc un facteur de réalité car il convoque un de nos sens : l'ouïe. En cela, la vidéo apporte quelque chose de tout à fait nouveau au pictural.
Et c'est je crois ce qui m'a arrêtée avant tout, au visionnage de cette vidéo. Les mots qui me vinrent furent : « La nouvelle peinture », et c'est ainsi que je l'ai partagé sur mon facebook, assurément fière de ma découverte. Les premiers élans sont souvent présomptueux, dus à l'engouement du début. Mais cette rencontre n'aurait pas eu cet impact, si l'espace qu'elle convoquait en moi n'avait pas vu ses fondations se bâtir en silence, quelques mois auparavant, au détour d'un couloir de métro, à Paris.. .
Je suis longtemps devant ce panneau publicitaire détraqué. Je n'en connaissais pas la cause, mais son système de lecture était abîmé et ce qui apparaissait sur l'écran était devenu totalement abstrait : des lignes colorées allant du blanc au rouge, très lumineuses, qui traversaient l'écran horizontalement et verticalement, formant un tout étincelant et dynamique.
Cerné par le cadre épais du panneau, j’y ai perçu quelque chose de tout à fait pictural, j'avais l'impression d'être devant une peinture, mais une peinture mouvante. Son image n'était pas fixe, elle vibrait d'une manière différente par rapport à un tableau, elle gagnait quelque chose que je n'avais jamais vu auparavant. Son scénario n'était rien d'autre que la publicité qui devait à l'origine être lue et comprise par les passants, un spot d'environ six secondes, le temps d'un passage devant le panneau ; aussi cette narration abstraite recommençait sans cesse, répétant les mêmes motifs d'un langage électronique corrompu.
L'idée est venue à ce moment là, frontalement, au milieu du vacarme. Ce que Foucault décrit comme des sons que l'on perçoit comme un discours au milieu des autres que l'on perçoit comme du bruit.
Sans le cerner au début, Pink Dot avait ouvert de nouvelles perceptives à une pensée qui m'habitait, elle s'était rattachée à cette cavité qui ne s'était pas exprimée depuis.